RE: Horla
Jamais je n’ai connu connu pires nuits que celles-ci. Je n’ose plus fermer l’œil à quelque moment que ce soit, craignant l’habitant de l’invisible qui visite chacun de mes songes. Le sommeil paisible n’est plus qu’un rêve quand le simple fait de contempler un confortable oreiller éveille en moi une irrépressible angoisse, un frisson de mort qui traverse mon corps et s’agrippe à mon cou.
Je me rappelle chacun de ces réveils violents et paniqués, où les même gestes se répètent. Se relever d’un unique mouvement, rejeter sans méthode les draps. Suis-je vivant ? Inspirer. Une, deux fois. Je suis vivant. Avant même que je n’aie assimilé cet état de fait, mes pieds ont déjà touché le sol, à côté de mes chaussons. Je prends appui sur la table de chevet pour ne pas défaillir et pèse sur l’interrupteur de la lampe de chevet. Les deux bras en avant, je fonce vers le miroir de ma chambre puis en agrippe les deux côtés. Je ruisselle de sueur, un filet de bave fraîche s’échappe de ma bouche grande ouverte. Je serre les mâchoires et déglutis. Une saveur de bile et de ferraille. Je suis livide. Mais tel un pied tendre auquel on a passé la corde, des traits cramoisis ceinturent ma gorge.
Je passe sur mon visage rugueux et usé. Glissant d’un front ridé aux lourdes cernes pendant à mes yeux, elle parcourt ensuite d’un bruit rêche ma barbe désormais négligée et s’arrête à mon col meurtri. Imprimée dans ma chair se trouve la preuve de mes délires, la marque d’une force supérieure tordant le cou aux règles de ce monde. En mon âme, plus aucun doute n’est permis. Mes nuits ne sont plus qu’attente et terreur quand leur fin n’annonce qu’une nouvelle défaite : celle du soir suivant. Je ne connais plus de repos, rien qu’un état de surexcitation apeurée permanent, une pression qui me déchire de l’intérieur. Allongé sur mon lit, tous mes organes me tiraillent pour fuir hors de mon corps, hors de ma maison, hors de mon pays. Il est déjà trois heures du matin.
Mû par une force étrangère à toute raison, je me lève. J’ai la confiance des condamnés, de ceux qui n’ont rien d’autre à perdre. Toujours fébrile, épié, je défais un à un les loquets de la porte de ma chambre et m’engage dans le couloir désert. Je suis bien le seul ici à avoir des visites aussi tardives. Deux portes plus tard, je retrouve mon bureau duquel, machinalement, j’allume toutes les lumières. Je ne sais quelle folie m’a poussé à ramener tout mon équipement depuis l’autre côté de la Méditerranée : tout autour de ma table de travail, cinq écrans qui s’allument dès j’appuie sur l’interrupteur de la tour. Le ventilateur de l’ordinateur ronronne, répondant au lent ronflement du mini frigo sur lequel trônent micro-onde et machine à café. Il ne manquait qu’un pot de chambre à ce poste de bataille où je m’enfermais parfois des jours durant. Mais aujourd’hui, il n’est point de place laissée à la pénombre qui m’accompagnait jusqu’à peu quand je veillais les marchés financiers des autres bouts du monde. J’allume chacune des lampes de la pièce pour fleurir un oasis de lumière au milieu de la nuit glaciale. J’exorcise toute obscurité et ne laisse à l’indicible incertitude aucune tache sombre où nicher et reproduire ses abominables hallucinations. Pourtant, je redoute toujours de croiser l’œil maléfique qui m’épie outre notre monde. Prenant place dans mon fauteuil, je ne suis finalement pas plus tranquille : quel autre chemin trouvera-t-il pour violenter mon imaginaire ?
J’ai arrêté de compter mes gains au cinquième zéro. Je ne comprends plus moi même quels phénomènes agitent mon cerveau et mon corps, ma conscience cédant la place à tant d’habitudes et d’automatismes que je pensais déjà rouillés. Mon regard ne quitte pas les moniteurs, précédant les mouvements rapides du pointeur de ma souris de chiffre en chiffre, de nom en action. Je reconnais la rassurante abstraction de ces figures familières. Ce qui compte au fond, ce sont les valeurs, et non mes terreurs. Un virtuel palpable, des symboles de confiance partagée d’un bout à l’autre de notre petit monde. Si loin du front dans ma Kabylie natale, je rejoins des batailles rangées exotiques en Asie, en Amérique ou aux confins de l’Océanie. Devant moi, le clavier : une collection de gâchettes que je presse sans discontinuer, faisant pleuvoir les ordres sur mes cibles. Connecté à tous les marchés, la Terre est à portée de portefeuille, aux multiples bouts de câbles rythmés des passages de données/cartes postales/chèques numériques.
Et pourtant. Il est là. À mes côtés. Je le sens. Sa présence lourde ne m’a jamais quitté alors même que je tentais de l’oublier, de m’en distraire, de combattre le feu par le feu en me terrant dans une autre demeure du chaos. Il est si proche que j’en souffre physiquement, transpercé de part en part par la douleur. Regarde-t-il par dessus mon épaule ? Ou est-il suspendu au plafond ? Tapi au fond de la lentille de ma webcam ? La peur ne m’a jamais quitté et je redoute toujours de croiser, ne serait-ce que du coin de l’œil, une manifestation de l’esprit malin. Sans que le reste de mon corps ne bouge, ma main gauche saisit l’anse de ma tasse et mon bras la porte à mes lèvres. L’amertume du café froid m’extirpe de ce si long instant de tétanie totale. Un soupir. De qui ? Moi. Il m’a échappé ; tout comme sa signification. Un soulagement ? Impossible. Je suis bien trop terrorisé pour cela. Alors, sans quitter la pièce, je m’enfuis. Je me réfugie au milieu des nombres. Je tente de l’ignorer, et il n’en est que plus présent, forçant son chemin en mon être en saturant mes sens d’informations bien au delà de tout ce qu’ils sont capables d’appréhender. Concentre-toi sur ce que tu fais. J’entends sa silhouette qui se dessine à coups de hache dans le brouillard. Il monte il monte le dollar. Je vois l’odeur pestilentielle émanant du charnier qui lui sert de bouche, goûte la texture écailleuse d’un corps difforme. Hello Tokyo. Ce que je touche du doigt — click-it-y-click — sans même oser le lever — il y a des choses que j’aimerais bien revendre — c’est à la fois tout et rien — les rumeurs de rachat étaient donc fondées — quelque chose qui ne peut être saisi par mes perceptions limitées de simple et pitoyable humain.
> stress builds up_
Je cède à la panique ; à la merci de l’envahisseur qui passivement s’instille en moi. Contaminé et fiévreux du surplus d’adrénaline nécessaire et pourtant inutile à ma survie. Impossible d’arrêter les spasmes qui m’agitent et martèlent le clavier alors que la tension m’engloutit. Encore une fois au pied du mur, peut-être pour la quinzième fois cette semaine, je suis habité d’esprits animaux, d’instincts primaires, alors que mon âme ne peut s’extirper de ses affaires.
> dopamine kicks in_
Il m’est impossible de décrire quelle folie s’empare de moi, quel affreux enthousiasme me consume. Les échanges s’accélèrent encore. Toujours plus justes, lucratifs, grisants. Je ne peux plus distinguer terreur et jouissance en pleine frénésie financière. C’est son souffle — est-il rauque ? — qui me fait décoller. J’opère dans le marché des frappes chirurgicale malgré mon esprit tremblant. Mal assuré, enivré, incapable de la moindre inquiétude. Du bouillonnement de ce stress nouveau émanent des fragrances nostalgique d’instants… Que… J’ai oublié. Mais ! J’en suis certain : je n’ai jamais été aussi bon que maintenant. J’ai peur. Je ne suis que bonheur. C’est… dément. Ça déborde. Je le sais. Il est proche. Lui aussi s’amuse de me voir ainsi me débattre… N’est-ce pas ?
Ce n’est pas une énergie ancienne qui me guide. C’est tout sauf un retour à la routine. Ici, la douleur est la vitamine. Les capitaux sont des minéraux. Un à un, je presse mes différents rivaux à mesure que filent les fuseaux horaires, ces juteux quartiers d’orange. Les devises sont autant d’unités qui s’ajoutent à mon horloge et elle depuis longtemps dépassé les vingt-quatre heures légales. Le temps de l’argent n’est pas linéaire, son rythme en mes mains croît à chaque seconde : il se courbe, il se cambre. Un arc radical qui se dessine, invisible, sous les habituelles collections de pics qui ornent mes écrans. L’abîme numérique me contemple, du haut de tous ses zéros et ses uns qui sont désormais miens. La mélodie de l’instrument capitaliste s’emballe : ronde, blanche, noire, croche. J’additionne et consomme.
Il me soustrait et me consume. S’enraye alors la mécanique économique. Il n’y a d’espoir qui soit bon au porteur.
> rise and shine
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