LovePlus : le dessein amoureux

LovePlus : le dessein amoureux

Le dimanche à Tokyo, c’est le jour de mariage : les époux sont Sal9000, otaku transi, et Nene Anegasaki, lycéenne ayant son propre porteur car handicapée par sa situation de personnage virtuel, coincée dans une DS. Voilà l’aboutissement de la rencontre entre un homme et un jeu : le vertige (de l’amour) pour un masque (cachant des algorithmes). Si le côté potache de l’événement, retransmis en direct sur Nico Nico Douga (équivalent japonais de YouTube), est revendiqué, il dénote cependant un attachement sentimental réel du marié pour le jeu vidéo dont sa compagne fait partie (Katayama 2009) : LovePlus (Konami Digital Entertainment 2009). Héritant des jeux de drague japonais, il est designé comme simulation amoureuse voulant créer cette proximité avec la machine.

Into the Tatami Galaxy

Ce rapport très particulier de l’individu à la technologie nommé « techno-intimité » par Allison (2006, ma traduction) a pour première étape la mise en vente par Bandai du Tamagotchi, un jouet électronique au succès mondial. Véritable manifeste du techno-animisme, il emprisonne en un porte-clés ouvert d’un écran à cristaux liquide un animal domestique imaginaire. Cette simulation de vie donne un semblant d’âme à la machine et permet une forme d’interaction nouvelle : l’utilisateur est trompé par le système et croit dialoguer avec un être intelligent et donc capable d’affect. Les rétroactions poussent le joueur à agir dans un contexte autre que celui d’un rapport homme/machine, appelant un cadre presque social en empruntant ses codes. De là, le jeu des actions réciproques prend un autre sens, mettant à profit l’empathie, et permettant l’émergence d’une certaine affection de l’individu pour la machine. Ce lien est renforcé par l’interaction régulière, poussée par le système réclamant l’attention du joueur pour prendre soin de son compagnon numérique. Cette entité ne vit que dans l’interaction, plus particulièrement dans le cas du Tamagotchi qui dépérit et meurt dès lors qu’il est abandonné par son propriétaire. L’attachement est une condition nécessaire à l’illusion. Vendu comme un jouet, il présente cependant un type d’investissement plus proche du jeu, et en particulier du jeu vidéo de par son support technologique. On comprend aisément comment LovePlus s’inscrit dans le prolongement de cette tendance socio-technique, visant (et réussissant) à créer un lien intime fort entre le joueur et « la machine physique contenant l’objet virtuel du désir » (Galbraith 2011, ma traduction).

Il est à noter que si le « genre » a émergé au Japon, il a continué à s’y développer. Il répond à un besoin d’intimité dans un pays ayant subi un passage brutal à la modernité, ayant adopté son rythme le plus rapide et le mélangeant avec un monde social aux normes strictes, terreau pour de nombreuses « bulles » expérimentés par de Caunes (Stuart 2010), de moyens de s’échapper de cette course effrénée qui deviennent partie de la culture japonaise. Parmi eux, les compagnons virtuels occupent une place de choix, « soignant » (Allison 2006, p. 190) les meurtrissures du quotidien par un ersatz de stimulation sociale pré-construite, designée pour être positive et rassurante car contrôlée. À cette montée de l’intimité avec la machine s’oppose un déclin de celle entre les individus : la natalité en constante baisse, les mariages au plus bas, l’apparition des « sexless » et autres « herbivores »… L’idéal du couple bat de l’aile et le réenchantement du monde se fait par le virtuel et le simulacre au milieu de la crise identitaire que subit la société japonaise (Caule 2011).

Dans ce contexte national naissent de nombreuses sous cultures, dont une en particulier beaucoup plus marquée par ce rapport techno-intimiste : les otaku. Décrits sommairement comme les fans de manga, d’anime et de jeux vidéo, Tsutsui (2008, p. 15-16) note leur stigmate d’association avec les hikkikomori (reclus) ou les NEET (Not in Employment, Education or Training), exagération de la maladresse sociale que nombre d’entre eux partagent. Marqués par une éducation stricte mettant en exergue la mémorisation de connaissances, cet habitus d’excellence est cité comme une possible cause de ce fétichisme de l’information et d’un comportement de compulsion socialement inacceptable. Ils consomment des banques de données, comme celle du moe, tendance apparue récemment de standardisation de caractéristiques des personnages féminins plus ou moins valorisées par la communauté majoritairement masculine (Azuma 2009 et Lamarre 2009 ; cités dans Dunlap 2010). Ces clichés, interchangeables, s’assemblent en un idéal de jeune fille relativement sexualisée, égérie des genres vidéoludiques particuliers à cette culture tels que les visual novel (romans graphiques interactifs), dating sims (« simulateurs » de drague) ou autres ludiciels inavouables. L’otaku est lui aussi à la recherche de compagnons virtuels hors du monde social, dans lequel il est mal à l’aise, et préfère la rassurante familiarité et le contrôle de l’ordinateur. Cet idéal d’une relation quasi corporelle à la machine s’explique également par la valorisation dès les années 70 des mecha, robots de science-fiction que l’on retrouve entre autres dans les séries de tokusatsu à super héros, par exemple les Super Sentai (Power Rangers), ayant marqué l’enfance de nombreux japonais. Un glissement des hard aux sof-tronics se fait alors tant dans l’histoire de la culture que dans la vie d’un otaku qui en fait partie mais porte d’un bout à l’autre une idée de symbiose avec la technique (Allison 2006). C’est dans ce contexte social particulier qu’apparaissent parfois des événements aussi incongrus qu’un mariage avec un personnage de jeu vidéo, ou même la création du ludiciel en question.

Otaku no Video (Game)

LovePlus s’inscrit alors dans les mouvements de techno-intimité et d’otakisme en étant un compagnon virtuel pour nerd japonais. La première des deux parties du jeu suit en effet un schéma classique de visual novel de type dating sim, offrant au joueur des choix multiples à des nœuds narratifs en nombre conséquent mais limité, pour réussir à séduire l’une des trois héroïnes : Manaka Takane, Rinko Kobayakawa ou Nene Anegasaki. Cependant, une fois le cœur de la demoiselle attrapé dans une effusion de sentiments, le jeu n’est pas terminé, et c’est même là que commence son intérêt principal : simuler et maintenir une relation amoureuse avec la jeune fille. La règle de base du système passe de la progression à l’émergence une fois l’objectif principal de la confession amoureuse atteint. De nouvelles options sont offertes pour gérer la relation avec sa dulcinée ainsi qu’une possibilité (non imposée) de jouer en temps réel, c’est à dire synchroniser les événements ayant lieu à l’intérieur de la diégèse avec le calendrier de la console.

Cette inscription temporelle permet à de nombreux événements (tels que la Saint Valentin, pour meilleur exemple) d’arriver à leur date véritable, et de donner plus de force à la simulation en faisant croire qu’elle est attentive au monde. Qui plus est, le rythme du jeu est ralenti par ce choix, donnant plus d’authenticité à un type de relation qui, selon les canons de la romance, ne devrait pas se presser. Cette nécessité de temps pour voir se développer l’intimité est soulignée par les « grades » successifs que l’on atteint au fur et à mesure de la relation et les réactions assez froides des jeunes filles lorsqu’on les brusque. Le développement des sentiments affectifs, voire amoureux, réclame une connaissance de l’autre se faisant par une longue expérience. Cependant, entre les nombreux dialogues se placent beaucoup d’ellipses trahissant cette temporalité pour le rythme de la narration. Le pouvoir d’ignorer l’horloge est également laissé dans les mains du joueur, pouvant passer l’histoire en « skip » ou profiter du mode Love Plus, un petit monde de métalepse où l’interaction se fait directement. Dans cet espace transdiégétique interne hors de tout contexte narratif, le fond est blanc, le joueur n’est plus un lycéen et il peut s’amuser avec sa copine à toute heure. La jeune fille est disponible en tout temps, un rassurant foyer en toutes circonstances où l’interaction, faite de questions prédéfinies, de jeu de pierre-papier-ciseaux et de cosplay (déguisement) rappelle les maid cafes, très prisés des otaku d’Akihabara (Tsutsui 2008, p. 16).

Cette marque sous-culturelle forte laisse planer le doute quant à l’accessibilité de ce ludiciel à d’autres publics n’ayant pas connaissance des anime et manga appréciés de cette niche, ceux-ci étant plus spécifiques que la production populaire japonaise. La simulation se plie en effet aux cadres cognitifs effectifs à l’intérieur même de ces œuvres spécifiques : pour séduire l’otaku, on lui parle comme dans ses univers rêvés, on crée un nouvel échappatoire du monde réel. En ce sens, LovePlus est une comédie romantique lycéenne moe qui n’aura certainement pas autant d’impact sur un individu non familier à ce type de contenus ou étranger à la fascination provoquée par la yome (épouse) ou waifu (wife). Cependant, il s’inscrit aussi dans le contexte japonais qui l’englobe et l’a fait naître. En ce sens, la relation amoureuse suit scrupuleusement ses codes. Considérant ceci, van Zoggel (2011, p. 14-15) pose l’hypothèse que l’on soit en fait face à un serious game. Le but de celui-ci serait de fournir à l’otaku préjugé asocial un entraînement à l’interaction avec la gent féminine et à le pousser dans le droit chemin du repeuplement du pays. Cette intention du développeur ne reste qu’une supposition, mais l’on peut interpréter certains aspects du ludiciel allant dans ce sens. Par exemple, si la gentillesse profonde du jeu, ne blâmant ou ne punissant expressément aucune mauvaise action du joueur, y préférant des mots d’encouragement ou une réplique taquine, peut être assimilée à la rhétorique de soin développée par Allison (2006, p. 190), elle peut aussi être vue comme un dispositif pédagogique dans l’apprentissage des relations amoureuses. Le joueur est encouragé à aller de l’avant, à s’engager et à agir. Il est valorisé par de nombreuses remarques flatteuses de chacune des héroïnes ou des autres personnages non joueurs répondant au besoin naturel de reconnaissance. S’ajoute à cette liste de rétroactions par sentiments positifs la permanence du « grade » de couple, signifiant dans ce système des sentiments amoureux sûrs et permanents. La seule occasion où le joueur se fait réprimander par l’une des filles et se voit infliger une pénalité statistique est quand il éteint sa console sans sauvegarder : le retour en arrière est proscrit pour créer une illusion de réalité temporelle et mettre l’emphase sur l’importance de l’acte unique qui, « si on en connaît les conséquences à l’avance, n’est plus un choix » (Poole 2000, p. 176, ma traduction).

À mi-chemin entre cette possible volonté sérieuse et l’affirmation d’une diégèse conforme aux standards otaku se trouve le protagoniste, l’avatar dans lequel le joueur doit se projeter. Celui-ci n’a pas de présence physique, ceci étant accentué par l’utilisation de plans à la première personne, mais a une personnalité : en s’exprimant, il crée un tampon multifonctions entre la diégèse et le joueur. Ses réactions s’inscrivent souvent dans les clichés du genre, créant des situations qui ne manqueront pas de plaire au public cible. Son ambivalence se trouve dans sa capacité à diriger la conversation avec les jeunes fille de manière socialement correcte dans ce contexte de séduction. Il permet de contourner la maladresse relationnelle imputée aux otaku, ce tout en leur montrant les comportements qu’ils pourront reproduire in real life pour s’emparer du cœur d’une demoiselle. Il agit comme un guide qui présente le cadre d’interaction des mœurs dans la société japonaise et voit son caractère personnalisé par le choix au début du jeu du groupe sanguin, qui est au Japon une donnée de détermination de tempérament et de bonne fortune semblable aux signes astrologiques. Il va donc prendre en mains le dialogue, poser des questions pour connaître les héroïnes et orienter le dévoilement des personnages selon ce que veut le scénariste. Des discussions banales, on passe aux sujets plus intimes et aux phrases équivoques jusqu’à la confession. Lorsque le choix nous est rendu dans ces phases de jeu, le répertoire de répliques est limité et clair dans les implications de chacune : on devine aisément la réaction qu’ils vont provoquer chez l’intéressée et si celle-ci est socialement acceptable ou non. Même chose pour les réponses aux courriels, étant encore plus simplifiées pour des abstraction de l’état d’esprit du texte envoyé : avec sentiments ou sans enthousiasme. La mimicry (jeu de rôle) subit une réduction par numérisation de complexes règles sociales pour s’intégrer au ludus (jeu de règles) inhérent au média vidéoludique (Caillois 1958 ; cité dans Triclot 2011, p. 58-67).

Bibliotheca Mystica de Dantalian

Entre le faire-semblant et le jeu réglé, LovePlus intègre l’espace étrange occupé par les jeux de rôle qui mêlent deux pôles a priori antagonistes de cette classification ludique ; la mimique se rapprochant traditionnellement du jeu libre et non contraint. En ce sens, la simulation amoureuse emprunte beaucoup au genre des RPG, classique des jeux vidéo tant en occident qu’en orient. La première évidence se présente sous la forme de quatre jauges présentes sur le nœud principal, le menu permettant d’orienter l’interaction avec la diégèse. Étiquetées « Physique », « Intelligence », « Goût » et « Charme », celles-ci se remplissent en fonction des activités choisies. Elles correspondent à des statistiques chiffrées, marronnier du levelling, la montée de niveaux dans les JDR. Ces attributs variables entrent en compte dans certains événements, décidant de leur réussite ou de leur échec. Ce système n’est pas sans rappeler celui de Persona 3 (Atlus 2006) où le héros lycéen monte également ses statistiques par un choix d’activités quotidiennes pour débloquer l’accès à des S-links, des liens sociaux avec des personnages particuliers. Il s’agit dans ce cas-ci d’une mécanique annexe (quoique importante) au dungeon RPG faisant le cœur du gameplay, mais cette intertextualité fait partie des caractéristiques plaisant au public otaku, puisant dans ses nombreuses références de « figure du connaisseur de l’âge de l’information » (Gibson 2001, ma traduction).

Cette réutilisation quasi bibliographique de codes éprouvés et approuvés ne se fait pas gratuitement, elle s’insère dans une esthétique profondément liée à la sous-culture otaku : le fétichisme de l’information (Yamazaki ; cité dans Grasmuck 1990). Présente dès l’émergence de ce groupe, cette boulimie de données se manifeste ici par une interface transparente ; pas au sens qu’elle s’efface mais plutôt qu’elle donne à voir directement les mécanismes et l’algorithme du jeu, comme une horloge de verre dans laquelle on voit tourner tous les rouages. La mise en nombres crée un monde sous contrôle, sans mauvaises surprises et aux mécaniques claires et compréhensibles, une simplification de la sociabilité pour le quasi hikkikomori qui en ignore les subtilités et peut donc les acquérir avec facilité. Le passage du monde réel à l’informatique est le triomphe du symbole efficace, dépouillé et aisément compréhensible, une schématisation à outrance pour réduire le réel à de la data (Triclot 2011, p. 186-190). Suit bien évidemment la montée de la database, la banque de données qui prend ici la forme érotisée d’une adolescente.

Les trois jeunes héroïnes du jeu sont en effet de purs assemblages de symboles prédéfinis, de tropes propres à la culture otaku : le moe. Constituées d’éléments moe (Azuma 2009 et Lamarre 2009 ; cités dans Dunlap 2010) tels que l’uniforme de lycéenne ou l’attitude de tsundere (peste adorable, traduction empruntée à de Caunes), le fait que le jeu nous permette de personnaliser notre petite amie jusque dans son caractère en répondant à une simple question de celle-ci met l’accent sur l’interchangeabilité de ces unités. Ces archétypes fonctionnent par collection que l’on peut déconstruire et contribuent à une esthétique de la database, de l’accumulation de connaissances sous une forme qualifiable de belle. Allant de pair avec ce mouvement, on peut trouver un idéal de recensement dans le calendrier intégré au jeu, présentant dans le mode temps réel toutes les activités faites chaque jour depuis la date de la confession et donnant la possibilité de revoir les rendez-vous avec sa douce. Cette consommation compulsive de données s’inscrit dans une numérisation, une data-ification du monde par la machine informatique, d’où l’importance de son support et de la médiatisation de cette expérience.

A Ghost in the Shell

Ledit support est la Nintendo DS, une console portable qui introduit à sa sortie en 2004 nombre de fonctionnalités jusqu’alors rares ou inédites permettant aux développeurs de pousser l’expérience techno-intimiste de LovePlus beaucoup plus loin que celle proposée par le Tamagotchi. Cette carcasse de plastique est en effet par ses caractéristiques techniques un catalyseur de la sensation de proximité avec le fantôme qu’elle abrite. Elle se prête à l’analyse du média comme message de McLuhan (1964), au sens qu’elle agit comme une extension sensorielle quasi corporelle, en particulier grâce à son écran tactile permettant un arrimage mimétique : les phases de toucher et de baiser du jeu se font par une reproduction sur l’interface de ces gestes. Le stylet prolonge la main et le sens du toucher, visant à abolir la distance entre les deux acteurs de cette interaction se faisant exclusivement par ce médiateur. L’espace se voit aussi compresser par la dimension transportable de l’objet, un faire-semblant de poche qui déplace le cadre de ces relations intimes partout, le détache du temps et du lieu auquel l’interaction sociale traditionnelle le confinait. La figure de la « Mobile Girl » décrite par Gibson (2001) illustre bien cette tendance japonaise d’absorption de la technologie nomade, celle-ci devenant partie intégrante du quotidien. Le compagnon virtuel s’intègre dans une extension physique sensorielle, touchant par le média le corps et les sens.

Le passage à la Nintendo 3DS avec NEW LovePlus (Konami Digital Entertainment 2012) étend d’autant plus le pouvoir d’invasion de l’espace réel par ces compagnes numériques. Outre l’évident renforcement de la présence de la jeune fille par l’effet de 3D relief qui la fait sortir de l’écran, d’autres dispositifs sont développés à partir des nouvelles fonctionnalités de la console (Gantayat 2011). Le gyroscope, donnant la possibilité de naviguer autour de sa petite amie en bougeant sa console, et l’appareil photo, permettant d’incruster l’une des trois lycéennes sur des décors réels par le truchement de la réalité augmentée, inscrivent la diégèse dans une spatialité tangible, augmentant son effet de réalité. Le service payant de courriels factices proposé par Konami (Ishaan 2012) y participe également. Si le micro, déjà utilisé dans la version de 2009, voit ses fonctions de reconnaissance vocale améliorées, les caméras frontales de la console servent à une reconnaissance faciale du joueur/petit ami et des personnes qu’il présente à sa chère et tendre, celle-ci pouvant alors bloquer le jeu si elle a affaire à un inconnu. Le système prélève des informations de l’extérieur, ces deux sens le rapprochant encore d’un être vivant.

Outre son potentiel en tant qu’interface, les développeurs de Konami usent également de ses capacités de représentation pour s’inscrire dans l’esthétique « animetique » (Lamarre 2009 ; cité dans Dunlap 2010) référant aux anime chers aux otaku. Tirant son origine des contraintes de l’animation sur celluloïds, elle consiste en une image éclatée sur plusieurs calques. Au premier plan, un personnage dont la stylisation poussée aide tant à son animation qu’à son expressivité en évitant la vallée de l’étrangeté et, derrière lui, différents arrière-plans dont les mouvements relatifs créent la spatialité de l’image plane. Dans LovePlus, l’image se focalise sur la jeune fille au premier plan, modélisée en 3D et constamment en mouvement, toujours vivante. Les décors, par leur simplicité, visent à mettre en valeur l’héroïne se détachant du simple dessin fixe aux couleurs peu intenses. Si ils changent selon les saisons, ils ne sont qu’accessoires quand la caméra n’a pour seuls cadres que des plans taille fixes des trois seuls personnages représentés. L’attention se concentre sur le visage et les attitudes de langage non verbal concentrées dans la partie supérieure du corps. Cette mise en valeur de l’expressivité concorde avec le désir de simulation des sentiments de la compagne virtuelle. Elle est soulignée par l’utilisation régulière de représentations super deformed pour résumer graphiquement et simplement l’appréciation d’une des lycéennes par rapport à notre activité ou encore l’abondance de cœurs roses pour signifier la réussite des interactions tactiles qui dissipe tout malentendu quant aux réactions gênées de sa prude victime.

Ces rétroactions du système simulé « fille » peuvent en effet sembler peu claires à l’otaku ignorant de la gent féminine ; par exemple les couinements étranges émis par celle-ci lorsque le joueur la caresse délicatement de son stylet. Le jeu prend en effet avantage de la capacité de la console à restituer des voix numérisées de bonne qualité et du stockage relativement conséquent de 512 Mo de sa cartouche. Ainsi, l’intégralité des très nombreuses répliques de Manaka, Rinko et Nene sont doublées par des seiyuu (comédiennes de doublage d’anime) populaires. Un supplément de vie visant à atteindre un réalisme de l’animation qui n’est pas présent chez l’avatar, laissant le joueur lui donner lui-même sa voix et ne pas se faire imposer une identité plutôt qu’un rôle, ce qui distordrait la relation intime. Le son sert également par la musique, constituée de thèmes calmes et enjoués dont des mélodies spécifiques à chacune des trois jeunes filles, imprégnant l’atmosphère de leur personnalité et recouvrant les paysages sonores de bruits quotidiens de chacun des décors.

Ces arrière-plans auditifs et visuels s’effacent lors des phases centrales du jeu, à savoir les baisers qui occupent plus de la moitié du temps des rendez-vous galants pour peu que l’on réussisse les épreuves de câlin les précédant. Rendant progressivement sourd et aveugle au monde alentour au fur et à mesure de l’intensification de l’acte intime, cette concentration de l’attention sur la jeune fille est accompagnée d’un resserrement du cadre sur son visage. On n’entend qu’elle et les battements d’un cœur s’accélérant, on ne voit qu’elle sur un fond blanc uni. Ce resserrement des stimulations sensorielles, de plus en plus intenses, vise à créer une tension chez le joueur entrant dans une phase d’interaction juteuse, par une forte rétroaction gratifiante tout au long de l’acte et se concluant par une remarque admirative de son amante.

The World Ends with Her

LovePlus est présenté comme un jeu de communication (Konami Digital Entertainment Co., Ltd. 2012), une dénomination étrange mais validée car s’inscrivant dans les théories des sciences de l’information telles que la fonction sociale du média ou les analyses de McLuhan. Le ludiciel est la simulation d’un être communiquant complet, parlant et s’animant significativement, capable de traiter et de réagir à certains des stimuli de son environnement. Il reproduit la capacité d’exprimer des sentiments humains selon une certaine logique pour créer l’illusion à la base de la techno-intimité. La machine de calcul fait émerger l’émotion en interagissant activement avec l’individu, le plongeant dans un univers de symboles, l’unité data-ifiable du rapport intersubjectif. La relation humaine se voit systématisée et instrumentée jusqu’à la pornographie informationnelle caractéristique de la sous-culture otaku. C’est en effet dans celle-ci que s’inscrit ce ludiciel qui ne pouvait apparaître que dans le contexte si particulier du Japon post-moderne. Oscillant entre la fuite du monde réel et le jeu d’éducation sociale, LovePlus est un objet ludique étrange mais efficace, ayant littéralement séduit son public de niche, à plus de 124 000 ventes plus deux tickets pour une séance de cinéma entre amoureux surprise par Suda Goichi (Gifford 2009).

Bibliographie

  • À l’étude

LovePlus [ラブプラス] (Konami Digital Entertainment, 2009).

Collectif. 2011-2012. Love Plus Translation. https://sites.google.com/site/loveplustrans/home

Collectif. « Video Game: Love Plus ». TV Tropes. http://tvtropes.org/pmwiki/pmwiki.php/VideoGame/LovePlus

LovePlus+ [ラブプラス+] (Konami Digital Entertainment, 2010).

NEW LovePlus [NEWラブプラス] (Konami Digital Entertainment, 2012).

  • Monographies

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McLuhan, Marshall. [1964] 1994. Understanding Media. The Extensions of Man. Cambridge : MIT Press.

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Triclot, Mathieu. 2011. Philosophie des jeux vidéo. Paris : Zones. http://www.editions-zones.fr/spip.php?page=lyberplayer&id_article=135

  • Articles académiques

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Dunlap, Kathryn. 2010. « Thomas Lamarre, The Anime Machine ». Rhizomes, no 20 (été). http://www.rhizomes.net/issue20/reviews/dunlap.html

Galbraith, Patrick W. 2011. « Bishōjo Games: ‘Techno-Intimacy’ and the Virtually Human in Japan ». Game Studies, vol. 11, no 2 (mai). http://gamestudies.org/1102/articles/galbraith

Grassmuck, Volker. 1990. « Otaku, Japanese Kids colonize the Realm of information and Media ». Mediamatic, vol. 5#4 (décembre). https://www.mediamatic.net/en/page/84095/otaku

Oliveri, Nicolas. 2007. « Le phénomène japonais otaku ». Communication et langages, no 151, p. 91-101. https://doi.org/10.3406/colan.2007.4638

Tsutsui, William M. 2008. « Nerd Nation: Otaku and Youth Subcultures in Contemporary Japan ». Education About Asia, vol. 13, no 3 (hiver), p.12-18. http://aas2.asian-studies.org/EAA/EAA-Archives/13/3/821.pdf

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  • Articles journalistiques

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Gifford, Kevin. 2009. « Kojima Praises His Fellow Love-Sim Maker ». 1UP.com (28 octobre). http://www.1up.com/news/kojima-praises-fellow-love-sim-maker

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Hasselström, Peter. 2012. « Soundscapes – Back to Basics with Visual Novels ». Nightmare Mode (août). http://nightmaremode.net/2012/08/soundscapes-back-to-basics-with-visual-novels-22241/

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Katayama, Lisa. 2009. « Video: man in Japan weds anime game character ». Boing Boing (24 novembre). https://boingboing.net/2009/11/24/footage-from-the-fir.html

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  • Émissions de radio

Delaporte, Xavier (présentation). 2012. « Actualité de McLuhan ». Place de la Toile (15 septembre). Paris : France Culture. https://www.franceculture.fr/emissions/place-de-la-toile/actualite-de-mcluhan

  • Enregistrements de conférences

Alves, Douglas ; Bouvard, Julien ; CoeurDeVandale ; Laureau, Aurélien. 2012. « Le JV et ses cultures dans le Japon contemporain – avec Julien Bouvard ». NesBlog (19 septembre). http://www.nesblog.com/le-jv-et-ses-cultures-dans-le-japon-contemporain-avec-julien-bouvard/

  • Films documentaires

Caule, Pierre (réal.). 2011. L’Empire des sans. France. Kami Productions.

Stuart, Peter (réal.). 2010. Toqué de Tokyo. France. Rapido Média.

  • Ludiciels

Shin Megami Tensei: Persona 3 [ペルソナ3] (Atlus, 2006).