La Renarde et le Prophète

Un petit conte amoral

Il était une fois une renarde, une petite tache de feu dans les neiges d’un hiver si long qu’on en oubliait l’âge. L’animal ne se souciait guère du mauvais temps et filait dans la poudreuse. Elle y traçait son chemin avec une brûlante ardeur, oscillant gracieusement entre les monticules blancs qu’elle ceignait d’une ligne courbe. La malicieuse créature coupait ainsi à travers la vallée et rejoint la ville par son tracé, s’aventurant alors hors de son territoire à la recherche d’une faible proie pour se sustenter en ces rudes journées.

S’en allant entre les places de la cité tous sens aux aguets, son regard fut attiré par une étrange silhouette, un homme pressé d’aller lentement qui déambulait d’un pas peu assuré au bout de la grand rue, à l’orée de la campagne blanchie. Curieuse, la bête rousse ralentit puis, sans le quitter des yeux, se hissa sur un tas de neige au coin de l’avenue pour mieux observer ce personnage. Il passa devant elle, sans même relever le nez de la chaussée qu’il battait d’un rythme saccadé. Alors qu’il s’éloignait, quelque chose glissa de sa manche et tomba mollement sur le pavé marqué des pas de ce seul passant. Sans même voir ce dont il s’agissait, la renarde bondit de son perchoir et, en trois sauts à peine, traversa la rue pour saisir dans sa gueule l’opportunité de se sustenter avant de disparaître entre une échoppe et un immeuble dans le dédale des allées à angles droits. Dans une course sans poursuite, la voleuse naviguait entre les passages étroits jusqu’à une une ruelle silencieuse qui brillait à la lumière d’un rayon de Soleil reflété par la neige vierge. Elle posa son butin à terre et, à la lueur diffuse de ce jour, l’examina.

C’était une main dont l’étrange pâleur était partagée entre l’écarlate et le bleu de la morsure gelée qui l’avait tranchée nette. Telle trouvaille était déjà en soi inhabituelle, mais les soudains tressautements de celle-ci l’étaient d’autant plus. Surprise, la renarde ne sourcilla cependant point, la curiosité l’emportant sur la peur. Comme mû par un marionnettiste invisible, le membre orphelin se dressa gauchement. Avec force de craquement, la chose brisa phalange par phalange l’engourdissement qui l’entravait puis, après quelques mouvements s’assurant de son agilité retrouvée, elle fit un bond pour prendre place face à sa ravisseuse. Elle se mit alors à danser et chacun de ses gracieux mouvements marquait le tapis immaculé dans un jaillissement d’éclats floconneux. Des lettres se dessinaient, des mots, des phrases, puis un conte dans lequel la main sans maître invitait la chasseuse qui l’avait emportée.

L’histoire était celle d’un poète, un mélancolique en exil de lui-même qui avait perdu tous ses moyens — son unique porte-plume — aux griffes d’une audacieuse détrousseuse. Étrange et étranger, il errait une fois encore le long de chemins au parfum d’un foyer qui lui était inconnu, ignorant éperdument toute raison et tout but à sa quête. Les yeux tant pourfendus par les assauts du vent glacé qu’il en perlait des larmes, il s’arrêta au bout de la promenade du Long Tario. Sa vue se troublait d’une amère nostalgie qu’il n’avait jamais ressentie. Empli de son propre vide, il ne sût faire autre chose que reprendre la route, continuer à s’avancer toujours plus loin dans les étendues glaciales jusqu’à la lisière des terres sauvages. Une heure à l’aller pour atteindre la fin de son temps et de tous ces nouveaux souvenirs qu’il inventait au long de son voyage.

Noyé de plus d’images et de sensations fantômes qu’il n’en pouvait, son regard se perdait dans le vide. Il ralentit à nouveau, s’arrêta et saisit dans sa besace sa dernière plume et quelques feuilles. Faisant fi du froid, il jeta ses gants à terre pour vider sur le papier toutes ces pensées qui submergeaient son crâne. Ses doigts tremblaient tant de l’adrénaline que de la température, s’engourdissant à mesure que les lignes s’amoncelaient sur la partition de la musique sans harmonies qu’il se pressait de capturer avant qu’elle ne s’évanouisse. Ce n’étaient plus les courants d’air qui s’infiltraient dans ses vêtements qui le faisaient grelotter, mais l’immensité glacée et tachée qu’il était en train d’enfermer dans une prison plate. Sans raffinement, il écorchait les pages à chacun des soubresauts de ses muscles tétanisés. À chaque mouvement s’ouvrait une nouvelle craquelure sur le dos de sa main qui bleuissait au fur et à mesure des strophes. De ces blessures sèches coulaient des larmes de sang chaud sur sa peau couleur de givre. D’un quatrain entier il ne pouvait bientôt écrire plus qu’un lent vers saccadé en étouffant un grognement de souffrance. Mais il tint jusqu’au point final qu’il arracha de sa plume dont l’encre se figeait, gelée.

Il leva alors les yeux de son ébauche brouillonne et sauvage, seul au milieu de la nuée blanche, le pantalon couvert de la congère dans laquelle son genou avait fléchi. Sa mâchoire claquait à chacune de ses lentes et brumeuses expirations. Mal assuré, il rangea ses outils et se releva. Il manqua de trébucher après quelques pas hésitants alors que, l’esprit encore ailleurs, il reprenait son chemin, déjà ô combien monotone, d’une heure au retour. C’est au cours de ce voyage qu’il perdit au détour d’une rue la voix qu’empruntaient ses pensées silencieuses. La gelure qui brûlait son être avait eu raison de sa main, arrachée par l’hiver en un craquement cristallin de chair congelée, sans même qu’il ne remarque cette énième douleur.

La conteuse muette arriva ainsi au terme de son récit dont le texte était déjà à moitié réclamé par la neige tombant doucement. Une voix s’éleva alors derrière la renarde.

« J’applaudis ta découverte, très chère, mais ne devrais-tu plutôt la remettre à son propriétaire ? »

La poudreuse avait tu les pas de celui qui, arrivé tel une ombre, avait lu par dessus l’épaule de la chapardeuse l’intégralité du récit.

« Ce larcin est une fois encore, plus rare et précieux que montagnes d’or. Mais c’est à ce pauvre hère qu’échoit, la fragile muse aux cinq doigts.

– Je n’entends point, prophète, ce qu’à nouveau tu tentes de planter en ma tête. »

Au temps où Perséphone avait délaissé le pays des vivants pour régner sur le royaume souterrain, plongeant ainsi la Terre dans l’hiver, ne restait parmi les mortels que son prophète pour porter sa parole. Dans la vallée que la neige avait rendue au silence, l’écho de sa voix ne faiblissait guère. Même dans la sourde tempête, son ambassadeur ne pliait aux vents chargés de flocons qui tentaient de couvrir ses mots et courber son échine.

« Ne sois point si rude l’insolence ne te donnera point fière allure. Mais j’insiste, rebelle, pour qu’à mes conseils tu prêtes l’oreille.

– Garde ta prêche, pour autre chose que ma pêche. Car il n’est question d’abandonner, un tel gibier.

– Pécheresse, regarde ta proie qui s’agite, elle est prête à prendre la fuite.

– Tu ne sais lire plus loin que les lettres, piteuse pythie, aveugle à son abandon par ce traître. Sans compagnie, c’est l’oubli qui la dévore, sans moi qui la lirait alors ? Elle était seule dans le froid, et celle qui l’a secourue, c’est moi.

– Enfin, quel poète se mutilerait, pour ainsi à sa lyre renoncer ? De ta victime ne fais pas un martyr, qui faute de pouvoir écrire va alors flétrir. Ta prétendue philanthropie, n’a d’égal que ta filouterie.

– J’étais pourtant persuadé que mon âme tu voulais sauver, et non de la sorte m’insulter.

– Il n’y a que toi qui peut acheter ta rédemption, la voler ne t’amènera que punition.

– Quelque soit la rive qui m’y sera promise, les Enfers ne sont que partie remise. Il m’est aujourd’hui offert merveilleuse conteuse, pour tromper l’ennui de cette saison silencieuse. Comment pourrais-je faire le don d’une pareille distraction ? Elle saura m’accompagner quand tous y compris toi, dans les glaces éternelles vous endormirez et demeurerez cois.

– Malheureusement sans son maître, la main n’a plus d’être. Et sans elle, c’est le poète au silence que tu scelles. Ne préférerais-tu pas tuer ce temps auprès du conteur dont l’art te plaît tant ?

– Et m’asservir à pareil mélancolique ? Il risquerait à la première occasion de gâcher cette prose unique. Son âme à ta maîtresse, est d’ores et déjà acquise. Sa créature mérite d’être libérée, des chaînes de ce condamné. Inféodée à mes côtés, elle survivra à sa fin prématurée. Je suis une renarde, pas un serf que docilement l’on garde.

– Sois clémente et rends à Orphée son Eurydice, pour que ses œuvres résonnent hors de l’abysse.

– Tu es aveugle, devin, du sort funeste, de ceux qui tentent de tromper l’Hadès. Ainsi rapiécé il pourra regarder derrière lui la trace éprouvée de tous ses écrits. Il n’y trouvera que malheur, et raison de partir avant l’heure. Ma fierté est de ne répondre qu’à Gaïa, mais Prospérine ces quelques mots recevra : à ta cour longtemps encore tu devras attendre avant d’y entendre déclamer cet étranger. J’ose espérer qu’en personne, tu porteras ce message à Perséphone. »

Le prophète laissa échapper un soupir et, baissant la tête, dicta son testament.

« Soit, j’écoute et je répète, quand il ne sert à rien de tenir tête. Très chère consœur, je prends ici la route, et te fais mes adieux, sans doute. »

Quittant la ruelle qui leur servait de scène, l’homme adressa un signe de la main à la renarde qui prenait délicatement la sienne dans sa gueule. Elle lui tourna le dos et ainsi, la fille de la Terre s’en fut, alors que le prophète disparut dans un crissement de pneus, navigant de la rivière d’asphalte de la ville à son fleuve confluent du royaume souterrain.

La leçon s’il en est une est qu’il n’est point de point à faire la morale à l’amorale.