Bande de maniaques ! Vous avez tout pété !

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Dystopie ultime et Statue de la Liberté

« Dis “stopie”…

– Ta gueule ! »

D’entre ses dents serrées s’échappait ce sifflement glaçant. Si elle laissait s’entrouvrir sa mâchoire ne serait-ce qu’un instant, c’est une langue pleine de venin qui en jaillirait et transpercerait la jugulaire du moulin à paroles qu’elle escortait. ces deux mots suffirent cependant à engourdir la langue trop bien pendue de la pipelette. C’était, ultimement, pour son bien, mais on peinait à deviner l’altruisme de cette claque verbale lorsque l’on faisait face des yeux exorbités d’exaspération. C’était une blague, un simple jeu de mots, et il ne fallait pas qu’elle tombe dans les oreilles qui pendaient à tous les murs depuis qu’on s’était dit que ce n’était pas si bête d’appliquer certaines expressions au pied de la lettre — et d’ainsi chausser de souliers tous les deux fois vingt-six petits petons de l’alphabet. De fait, s’il n’avait pas tout à fait saisi les détails, le désormais muet avait au moins saisi le caractère très étrange du futur dans lequel il venait d’arriver, bien plus dérangeant que la plus politiquement incorrecte de ses blagues.

Elle avait bien tenté de lui expliquer, entre les deux coins dépourvus d’appendice auditif de la porte de sa capsule de sommeil cryogénique. Le bref cours d’histoire était passé bien au dessus de la tête de l’hibernatus, et pour cause, il la secouait sans arrêt, entre incrédulité et glaçon encore collé au tympan. Il fallait le comprendre, le réveil avait été brutal : d’abord le brouillard habituel, puis la buée du changement de température et le surgissement à travers la banderole holographique « Bienv’nu dans l’turfu » d’un visage de femme surexcité dont les cheveux noirs et courts étaient pleins de cotillons multicolores à dispersion automatique. Elle le dévisagea, d’abord, puis fit glisser son regard de haut en bas, puis fixa ses yeux dans les siens.

« C’est-tu bien toi ? » demanda-t-elle en brandissant l’écran d’une tablette là où leurs regards se croisaient.

Kévin Von Ben de l’Adams : l’état civil était dans le bon ordre — pour une fois — et il en était de même pour la petite note bibliographique. Né le 21 décembre 2112, de brillantes études en comptabilité le mènent à l’un des plus hauts postes de la COGIP. C’est lors des pauses d’entre midday-and-two qu’il récolte ses premières ovations pour des one-man-shows désopilants. À 22 ans, le fringuant moustachu sautille avec élégance et mocassins à glands des tables de la cantines aux planches des salles de spectacle. L’humoriste mettait alors à genoux la francophonie entière avec sa verve ravageuse, mais ce n’était pas assez pour atteindre le nirvana du MDR moderne, l’aLOLthéose. Il recourut alors à la thérapie génique pour additionner son talent à celui de son ancêtre le plus illustre : Philippe de Villiers. C’était une réussite : outre les salles combles, il mit fin au conflit pan-helvétique d’Europe du Bas et apporta le repos aux cyber-soldats inconnus de Nouvelle-Nouvelle-Zélande ayant combattu avec l’Empire Québécois. Puis il disparut un jour, aussi mystérieusement et brusquement que la Turbo-Belgique en son temps.

Il acquiesça : c’était bien lui. Elle avait l’air satisfaite et le tira de sa cabine réfrigérée en entamant un petit speech de mise à jour sur les 500 dernières années. Mais il n’écoutait pas, il avait les yeux toujours rivé sur la tablette. Sur celle-ci se trouvait encore la partie de sa propre histoire qui lui était inconnue : il ignorait ce qu’il se passait après sa fin. Un frisson le parcourut : un truc froid venait de glisser au fond de son conduit auditif. On le croyait mort et il fut pleuré pendant dix ans et dix 29 février, avant de le laisser sombrer dans les limbes de l’histoire. Les larmes lui montèrent aux yeux et s’immobilisèrent sur ses joues encore glacées alors qu’on lui contait les siècles de…

« M… mais je voulais juste arriver plus vite à Noël pour avoir la Ouya 2 moi… » lâcha-t-il en un sanglot incompréhensible.

À ce moment là, elle n’eut pour réponse qu’un « Hein ? » terrogatif, mais elle se rendait désormais compte qu’il n’avait en fait rien écouté. Elle avait toléré une seule question (« Où on va ? – À l’historien. ») avant de lui suggérer subtilement de se taire : pour un antédiluvien, il n’était peut-être pas si arriéré. La montée de la sapiosexualité depuis les années 2300 avait changé la donne de l’intelligence globale, à tel point que l’on dû étendre la période préhistorique, sa fin passant de l’invention de l’écriture à celle de la réorganisation anatomique universelle. Grâce aux nanomachines quantiques, on avait pu doubler la capacité intellectuelle en relocalisant le cerveau dans la cage thoracique et en re-routant le système digestif pour évacuer les selles par la sudation. L’explication express précédente n’avait cependant pas couvert cette révolution là, elle aurait peut-être été trop brutale pour ce barbare.

Kévin était émerveillé et effrayé par leur course dans les dédales d’une métropole inconnue, bien loin de tout ce qu’il aurait pu imaginer du futur : c’était pas si différent, en fait. Il allait devoir se plaindre au S.A.V. Il fut enlevé à sa contemplation par la main de sa guide qui, s’étant arrêtée sous le porche d’un immeuble Néhaussmanien, le tira à l’abri de cette vieille bicoque bardée d’implants cybernétiques. À l’entrée du fleuron de la transarchitecture restait pourtant un vieil interphone, touche vintage classée au patrimoine mondial de l’humanité digitale. À côté du bouton sur lequel elle avait appuyé se trouvait une plaque…

« Aaah, “Ali Storien” ! J’avais compris “À l’historien”. – Hein ? Mais si on va à l’historien, Ali Storien c’est son nom. – … Pfrt, c’est marrant ça. »

Il n’eut pour réponse qu’un silence d’incompréhension totale souligné d’une expression perdue, de pure détresse.

« Bah si : Ali Storien, historien, c’est drôle quoi. – Je… comprends p… – Allo ? grésilla-t-on dans l’interphone. – Hey Ali, c’est Eulalie. Ouvre, je l’ai ! »

Pas un mot de plus n’était nécessaire : la porte glissa de côté, Eulalie et Kévin s’y engouffrèrent. En haut d’une volée de télescaliers les attendait une autre porte ouverte. Ali, un grand homme aux pantoufles de fourrure aussi fournies que sa chevelure crépue, les fit entrer et ferma derrière eux, non sans jeter un coup d’œil préventif avant de verrouiller. Cordialement mais sans sourire, il invita le nouveau venu de l’ancien monde à s’asseoir.

« Tu lui a fait le topo ? – Oui mais il n’a rien écouté. – Bon, c’est l’heure du cours d’histoire alors : du XXIIème au XXVIIème siècle pour les… heu… Comment dire ça sans être offensant… ? Attard- pfff. Les “gens moins intelligents”, on va dire ça. »

Ce qui n’était au départ qu’une tendance amoureuse, la sapiosexualité, l’attirance pour l’intelligence, est rapidement devenu une norme sociale. Ali n’oubliait aucun détail dans son récit, pas même l’explosion pédophile de 2476 — « Mais ils faisaient rien qu’à m’aguicher avec leurs 20/20 ! » — qui conduit à interdire toute démonstration publique d’intelligence. Le moindre trait d’esprit était catalogué comme indécent et tombait sous le coup de la pornographie. Ça commençait par faire l’amour en récitant du Flaubert puis ça finissait par se rendre dans des musées d’art contemporain caché sous un grand imper et des lunettes noires. Kévin était abasourdi tandis qu’Eulalie peinait à réfréner d’aigus glapissements de jouissance face à tout ce savoir.

« C’était… vraiment très intéressant. – N’est-ce pas ? – Oh ouuiiiiii… » Eulalie étouffa son gémissement à l’aide d’un petit canard en porcelaine traînant sur une étagère.

« Kévin, reprit Ali, tu es comme un fossile — mais encore vivant — qui peut nous permettre d’étudier ce que nous avons perdu au cours de l’histoire. – C’est… flatteur mais, quoi donc ? – L’humour. Dans notre évolution, il a été vu comme une dégénérescence sociale, marque des imbéciles incapables d’engendrer une progéniture d’une qualité intellectuelle satisfaisante. C’était le dernier rempart à l’excellence depuis le début de l’extermination des bébés déficients. Certains étaient persuadés qu’il s’agissait de la dernière étape de purification de l’espèce avant d’atteindre la télékinésie… »

L’incompréhension de Kévin grandissait au même rythme que l’érection déformant le pantalon d’Ali qui peinait à ne pas se masturber face à son si gros intellect.

« Sans — hm hm — vouloir me vanter, cela n’a pas été facile de retrouver trace de l’humour. Heureusement que j’ai pu retrouver sa piste dans la Constitution de 2089 : l’Esprit Charlie était le premier des droits du citoyen… Correct ? – O… Oui. – Je le savais… Enfin, si j’ai pu trouver des preuves de son existence… Je ne sais pas ce que c’est. Ce dont je suis sûr, c’est que certains ne veulent pas que l’on découvre les secrets de l’ancien temps, ils ont été honnis et sont désormais bannis : depuis le début de mes recherches, je reçois des menaces. J’ai même failli perdre mon poste à l’Université Nue de Copulehage. Depuis, je mène l’enquête en secret, avec mon assistante Eulalie. C’est elle qui a trouvé ta trace dans les registres de Frigid’hair, la multiplanétale de coiffure et cryogénie. »

Tentant de rester digne malgré ses halètements encore intenses, elle minimisa : « Ce n’était qu’un hasard, n’importe qui aurait pu pirater leur base de données et faire une comparaison avec le fichier MDR de la Censure Centrale… »

Cela devenait définitivement gênant. Kévin tenta de détendre l’atmosphère comme il le faisait le mieux.

« Haha… Ça va alors, c’était pas trop tiré par les cheveux ! »

Un instant d’incompréhension abyssale précéda la tempête.

« IL EST LÀ ! »

La pièce implosa. La porte fut propulsée d’un coup de pied augmenté. Les morceaux de fenêtre firent sécession les uns des autres. La brigade la plus redoutée de toute l’armée venait de faire son entrée. Les Bêtes, les rebuts incapables de tomber en pâmoison devant un beau parleur mais assez violents pour mener un interrogatoire rapide et efficace. Ils les avaient trouvés, les trois individus malintentionnés tentant de saboter l’évolution de l’humanité vers l’intelligence ultime. Les enjeux d’une telle opération avaient beau échapper à ces bras armés, ils avaient bien compris leurs ordres : tous les tuer. Sans un mot, les butors mirent en joue ceux qui avaient déjà été désignés coupables.

Six mains en l’air, mais une bouche s’ouvre. La seule incapable de mesurer la gravité de la situation. Au milieu du cliquetis des sûretés sautant, Kévin se lance :

« Salut… Ça piense ? »

Un silence de mort. Il aurait pu être sur scène à la fête du cimetière de Saint-Flurugnious qu’elle aurait eu le même effet. Puis un grognement dans les rangs des Bêtes. Une réaction. Il ne fallait pas la laisser filer. Il renchérit :

« Ça pense, ça piense, on se serre la pince ? »

Il jouait rapidement sur les sonorités, sans trop savoir où il allait. Une étrange nervosité saisit l’ensemble de la salle de cours, comme un raz de marrée passant par dessus la tension latente. Kévin sauta à pieds joints de quelques centimètres, pour se placer en contre-champ de sa position précédente.

« Hey ! Rectus ! Tu m’as pris au mot ! Vise donc ton apparatus ! »

Il avait changé de place, de ton, de face, et c’est à ce moment là que quelqu’un s’esclaffa. Buffalo Calfeutré ne comprenait pas ce qu’il lui arrivait. Au milieu de ses traits tirés de bonheur, ses deux petits yeux hurlaient de terreur. Il lâcha son arme et tomba dans les bras d’Orignal Fallacieux, le suppliant du regard. Puis il tomba par terre, se tenant les côtes, alors que la contamination se fit dans le troupeau. Kévin reprit le premier personnage :

« Ben oui, je viens pas faire l’aumône, Sapiens ! Checke la sape, c’est classe et ça claque ! »

Bidonnés sans trop savoir pourquoi, c’est un sentiment préhistorique qu’ils découvraient là. La mauvaise blague les avait saisis sous leurs fronts bas. Aucun ne se tût, leur vacarme ne pouvait pas s’assourdir. Les sirènes au loin hurlaient : il fallait fuir.

Ali, bien que choqué, fut le premier à bouger. Il prit Kévin par l’épaule :

« C’est bon. Arrête. Il faut qu’on parte. »

Il était loin d’avoir compris ce qu’il venait de se passer et se découvrait une jalousie pour les imbéciles qui avaient pu découvrir avant lui ce qu’il pourchassait depuis si longtemps. L’historien attrapa un tas de dossiers qu’il fourra dans les mains de Kévin.

« Prends ça, fissa ! »

Il ramassa un autre fatras qu’il donna à son assistante mais elle ne le saisit pas. À ses pieds gisaient papiers et militaires mais elle restait plantée là. Elle ne bougeait plus. Les yeux écarquillés, les bras ballants, elle avait entendu le comédien mais on aurait dit qu’elle avait vu Méduse. Elle était figée comme une statue, Eulalie Berthé.