JoJo's Bizarre Adventure : le style du still

JoJo's Bizarre Adventure : le style du still

En l’honneur des vingt-cinq années de parution de la série emblématique d’Hirohiko Araki, l’adaptation animée de JoJo’s Bizarre Adventure par le studio David Production reprend (pour le moment) les deux premières parties de ce manga qui compte désormais près de 110 tomes reliés. Le deuxième arc de l’histoire de la famille Joestar, s’étalant des volumes 5 à 12 (1988-1989) et des épisodes 10 à 26 (2012-2013), présente de nombreux artefacts d’une mise en mouvement est des plus littérales des planches originales. Les dispositifs de la bande dessinée, en particulier la vignette, est ainsi remédié autant dans un montage spatial que temporel. La conservation d’une partie de la sémiotique lors du passage d’un support à l’autre crée, plutôt qu’un effet BD à l’écran, une mise en flux d’une image purement bédéique.

Le trait coloré

De la stylisation outrancière du style d’Araki on ne retrouve pas seulement le trait, mais également le sens de la mise en dessin, sa grammaire graphique taillée pour un média mêlant livre et illustration. De nombreuses scènes de l’adaptation présentent un effet de texture rappelant la page granulée et fibrée, la physicalité de l’objet bédéique par la structure irrégulière du papier. A cela s’ajoutent des trames, citation du procédé de « colorisation » des publications japonaises en noir et blanc, et d’autres motifs souvent présents dans les dessins originaux. S’y rajoute la reprise de la palette des illustrations en couleur de l’auteur, jouant avec les contrastes de teintes vives probablement inspirées des œuvres de peintres comme Gauguin et se rapprochant du travail de Morris sur Lucky Luke.

Figure 1 – épisode 22
Figure 1 – épisode 22
Figure 2 – épisode 16
Figure 2 – épisode 16

Les onomatopées ont également fait le voyage du plan de la feuille à celui de la télévision, par de nombreuses incises textuelles graphiques flottant par dessus le dessin (animé). Traditionnellement compris comme un traitement du son (giongo), elles ne sont cependant pas abandonnées car portent également, dans la langue et le canon japonais, l’expression spécifique d’une action, d’un état ou même une émotion (gitaigo). Ainsi, le « ド » (do) peuplant ces deux versions des « étranges aventures de JoJo » n’exprime pas un bruit mais un sentiment de tension ou de choc, qui se voit amplifié lors du passage au parlant par l’ajout synchronisé de bruitages percussifs.

La case instantanée

En reprenant jusqu’aux éléments du langage de la vignette, l’adaptation se fait parfois case par case, reniant le média de l’image mouvante par des plans presque parfaitement fixes, souvent sur les poses improbables chères à l’auteur sur lesquelles se superposent des onomatopées, aux mêmes emplacements et avec l’exacte même police. Les épisodes sont ponctués de ces mises en cases, des citations immobiles dont certaines sont des schémas repris tels quels des livres et représentent un temps d’arrêt de la lecture (épisodes 17 et 26). Une autre pratique, tenant cette fois-ci plutôt de la mise en page, se voit reprise lors des interruptions de milieu et de fin d’épisode, où l’image se fige en un still frame : les splashes pages. Ces illustrations qui s’étendent généralement sur toute une planche, voire une double-page, marquent un climax ou un suspense qui ne sera résolu que lors de la prochaine publication/diffusion, la semaine suivante ou après la tourne de la page/la page de publicité lorsque c’est aussi un eyecatch. L’action s’y arrête en une pure image en déséquilibre, « écartelée entre celle qui la précède et celle qui la suit, mais non moins entre son désir d’autonomie et son inscription dans le récit » (Peeters 1998, p. 30). Ces vignettes fixes exploitent enfin une « capacité de mise à distance et de réélaboration du réel » (Peeters dans Bagault 2012, p. 10) particulière à la bande dessinée en superposant les espaces dans un même cadre, en faisant coexister un champ et un contre-champ, pourtant chacun d’un côté de la « caméra », dans la même composition (fin de l’épisode 22). L’irréalité de cette vue est soulignée par l’emploi des couleurs et des trames caractéristiques du style d’Araki. Ce « montage », persistant quelques secondes à l’écran, construit son sens non pas dans le réarrangement temporel mais la déformation spatiale.

Le mouvement dessiné

La fixité, dans l’animation japonaise, n’est pourtant pas synonyme de suspension diégétique. Le mouvement du récit, lorsque le temps n’est pas suspendu, se fait par le son qui transcrit les onomatopées, le récitatif et les ballons de dialogues. Son activité se fait alors par la parole, avec pour seul mouvement celui des bouches des personnages. Cette animation pauvre illustre cette définition de la vignette bédéique de Guido :

« Toutes ces images offrent la représentation figée d’une temporalité extrêmement brève, souvent confrontée dans une même case à des éléments fixes, qu’il s’agisse des spectateurs potentiels de l’action ultradynamique ou de parties du corps qui demeurent immobiles, contrastant dès lors avec le geste démultiplié. » (2007, p. 107)

L’animation de David Production use alors non seulement de cet effet de contraste entre un plan immobile et un punctum mobile mais également des artefacts purement bédéiques décrits dans cette citation. Le geste démultiplié, visible dans la dernière case de la Fig. 3 extraite du manga, passe ainsi dans la Fig. 4 de l’anime, où quatre des moments de l’action du personnage de Lisa Lisa sont visibles sur un unique photogramme.

Figure 3 – volume 8
Figure 3 – volume 8
Figure 4 – épisode 16
Figure 4 – épisode 16

La remédiation des signes propres à la bande dessinée comprend également les lignes de vitesse, ayant une grande présence dans l’image selon le canon japonais et que l’on retrouve sous une forme concentrique dans la Fig. 1. Le mouvement rendu à l’écran se fait dans la fixité et la grammaire particulière à la BD.

La planche encadrée

En plus des vignettes se retrouve également transposé leur agencement, par le fractionnement d’une planche dans le cadre de l’image animée de la version de 2012. Ce découpage narratif spatial se fait à même l’écran, y matérialisant sa description socio-culturelle : « ce support d’expression qu’est le manga, et par extension l’animation, n’est qu’une dimension, parmi bien d’autres, de l’esthétique japonaise pulvérisée et éparpillée, en même temps qu’il les embrasse toutes » (Lebas 2009, p. 54). Le plan s’éclate de chaque côté d’une ligne blanche ou colorée parente de la gouttière où se multiplient les points de vue. Les actions sont en mouvement dans des espaces indépendants et lisibles : la bande dessinée juxtapose là où le dessin seul superpose. Cet effet de feuilletage reproduit non seulement les cases mais la planche originale : la Fig. 2 correspond à la moitié supérieure de la Fig. 3. Dans un espace représentatif différent, du format vertical de la planche à un horizontal télévisuel 16:9 dans lequel sont arrangés des demi-pages, une rotation de l’image initiale à 90° ou une double-page intégrale, la mise en page a migré avec le récit. Elle n’est cependant pas transposée telle quelle, car sont inédits à cette adaptation de nombreux jeux de fractionnement du cadre vidéographique hérités de la médiativité bédéique et la narration émergeant par l’agencement des vignettes. Ainsi, la Fig. 1 illustre une case dans la page, une remise en cadre dans la monture carrée des lunettes de Lisa Lisa de sa vision de l’issue possiblement funeste de l’affrontement entre Joseph et Wamuu. Dans la Fig. 5, la même Lisa Lisa divise le cadre en quatre par l’inscription de deux mouvements de tranche sur l’écran, ces quartiers de plan montrant par la suite le résultat de ce geste (des toiles d’araignées coupées). L’espace est modelé par et pour les actions des personnages selon un régime de narration graphique séquentielle, fractionnée et rassemblée à l’écran.

Figure 5 – épisode 21
Figure 5 – épisode 21
Figure 6 – volume 10
Figure 6 – volume 10

La lecture dirigée

Ce découpage de l’espace prend ici non pas le rôle de présenter une action simultanée comme le fait traditionnellement le split screen, mais de décrire une continuité par la rupture, de créer une bande de dessins animés. Plusieurs cases s’enchaînent dans le même cadre, chacune s’ajoutant à la suite de l’autre et guidant l’attention vers une nouvelle action à chaque apparition. Dans une image unique, le « regard itinérant » (Peeters 1998, p. 39) est cultivé par les contrastes entre les différentes pseudo-vignettes. Outre les différences de travestissement coloré ou la dynamique d’un dessin immobile, ce sont ici des procédés exclusifs à l’image animée qui sont exploités pour créer cet effet de lecture. C’est ainsi la juxtaposition de sous-cadres en mouvement par rapport à d’autres, fixes, qui attire l’œil et guide l’exploration visuelle du plan d’une action en suspens à une autre en résolution. De façon semblable, de longs panoramiques sur un dessin immobile reproduisent les illustrations en pleine page : la caméra imite le parcours des yeux sur une planche. Vivante, car bruyante, elle regorge d’une multitude d’actes immobiles : « Le mouvement ne se situe plus seulement dans l’ellipse […], il est donné dans son amplitude et son dynamisme en une image […] qu’il faut parcourir. » (Haver & Meyer 2007, p. 93) Ce procédé, ici cité comme datant de la naissance des comic books et de leurs illustrations de couverture, se voit réemployé dans la remédiation de l’activité de lecture.

Le temps remonté

L’enchaînement des cases n’est pas seulement réemployé dans un montage spatial, mais également dans un montage temporel où, par exemple, un raccord dans l’axe lie les plans équivalents aux deux premières vignettes de la Fig. 5 dans l’épisode 21, reproduisant le même effet de rapprochement du visage de Wamuu. La séquence est mise en série, reste identique mais dans un format fondamentalement autre. Cet arrangement le long d’une ligne temporelle conduit également à réinventer le temps du média bédéique. Hétérogène, il partage sa narration entre une image et un texte, un instant bref et un long discours. Il s’y exprime une dualité temporelle entre la diégèse et la narration, ou ici entre la durée interne de la vignette et la densité narrative qu’elle représente. Ce fonctionnement d’une image représentant à la fois un instant et un moment, à la fois brève et longue, est transposé dans le montage de la version animée de JJBA. Cela se faisant dans le même mouvement que celui des histoires que ces médias japonais portent : « Des « images cristal » deleuziennes, selon Glucksman, des univers hors du temps, en suspension dans l’espace, dotés de leurs propres accélérations et infinies lenteurs » (Lebas 2009, p. 54). La vitesse d’une action intense est contrebalancée par la durée étirée du récit, ce qu’illustre la mise en scène dans l’épisode 19 d’une seule planche du volume 9 (p. 182). Un court morceau d’un affrontement d’à peine quelques secondes se voit raconté en près d’une demi-minute. La temporalité brève est disséquée, détaillée, en plusieurs vignettes qui prennent toutes leur place à l’écran. Chacune est de plus accompagnée de longs dialogues ne pouvant être récités par les comédiens en aussi peu de temps qu’il ne faut pour les lire : la case et son action s’allongent le temps que le ballon de texte se dégonfle. Le temps de la narration devient celui du récitatif et du débit de parole du narrateur lors de la remise en forme du texte.

En conclusion

Lors de son passage du papier à l’écran, la bande dessinée d’Araki a gardé une grande partie de sa sémiotique originale. Celle-ci s’est vu remédiée autant dans un montage spatial très présent que dans un montage temporel fort. La médiagénie du manga est transposée à l’anime par leur dénominateur commun, le dessin, captant autant le style particulier de l’auteur que le mouvement immobile de la case. Il atteint alors le plan par une pauvreté de l’animation mais une richesse du montage, prenant alors avantage du relatif peu de budget accordé aux productions télévisuelles japonaises pour retranscrire dans le flux l’essence du média bédéique.

Bibliographie

  • À l’étude

Araki, Hirohiko. 2002 [1988-1989]. « 2e partie Joseph Joestar : Sa noble lignée » [« Dai Ni Bu Joseph Joestar: Sono Hokoritakaki Kettō »]. JoJo’s Bizarre Adventure [JoJo no Kimyō na Bōken], chap. 45 (vol. 5) à 113 (vol. 12). Paris : J’ai Lu [Tokyo : Shueisha].

Tsuda, Naokatsu (réal.) ; David Production (studio). 2012-2013. « Part 2: Battle Tendency » [« Part 2: Sentō Chōryū »]. JoJo’s Bizarre Adventure [JoJo no Kimyō na Bōken], ép. 10 à 26. Japon : Tokyo MX.

  • Sources académiques

Bagault, Céline. 2012. « Rencontre avec Benoît Peeters : “La bande dessinée connaît un âge d’or créatif” ». Les Grands Dossiers des Sciences Humaines, no 26, p. 10. https://www.cairn.info/magazine-les-grands-dossiers-des-sciences-humaines-2012-3-page-10.htm

Guido, Laurent. 2007. « De l’instant prégnant aux gestes démultipliés ». Dans Kaenelet, Philippe ; Lugrin, Gilles (dir.), Bédé, ciné, pub et arts d’un média à l’autre, p. 95-116. Lausanne : Infolio.

Haver, Givanni ; Meyer, Michaël. 2007. « Vol d’images, images en vol. L’intermédialité et l’imitation au secours des superhéros ». Sociétés, no 95, p. 89-96. https://doi.org/10.3917/soc.095.0089

Lebas, Frédéric. 2009. « Le manga, mode exploratoire des « mondes (fictionnels) flottants » ». Sociétés, no 106, p. 45-56. https://doi.org/10.3917/soc.106.0045

Peeters, Benoît. 1998. Lire la bande dessinée. Paris : Flammarion.